PT n°3 – Nouvelle

« Nouvelles »

Si il est un art difficile c’est bien celui de la « nouvelle », Poe, Barbey d’Aurevilly, Maupassant, Pirandello, Joyce, Nabokov et bien d’autres y ont excellé. Quelque peu décrié pendant des décennies, perdue de vue par la mode dont on sait l’aveuglement, la «nouvelle» héritière du conte et de quelques autres formes courtes de récit, retrouve un peu d’audience; elle a même retrouvé droit de cité chez certains éditeurs. La brièveté a ses vertus, elle offre à l’écrivain et au lecteur un instant privilégié, un tour de force au même titre que les petites pièces musicales du « children corner » de Debussy ou la merveilleuse « valse des feuilles » de Reynaldo Hahn. Cette forme demande qu’on croît à l’immédiat de l’inspiration : la nouvelle est d’un seul souffle, elle ne tient qu’à cette condition.

Nous vous en offrons quatre, elles ne relèvent pas du divertissement. Elles sont toutes les quatre ambitieuses, la première, persévérance japonaise, nous parle de l’assistant de Mishima, un certain Morita. Elle est de François de Gourcet, un écrivain puissant et sans artifice dont la prédilection va au roman historique. On retrouvera son grand talent de conteur et d’écrivain dans son roman « Qoëlet » (2008- Librairie générale Française – livre de poche). Puis vous trouverez un nouvelle cachée derrière la mémoire historique qui hante son auteur : Bruno Mathon. Chacun son style dans la violence absolue de la guerre, vaincre ou mourir certes, mais avec la pensée intelligente et la force transcendante de l’âme.

Vous aurez ensuite le plaisir de lire deux courtes nouvelles d’écrivains embusqués dans l’ombre depuis longtemps comme Dorine Mathon-Eizaguirre, ou venu de l’ombre d’une interminable guerre civile comme Léon Gomez, jeune cinéaste colombien. Ces deux nouvelles étranges dissimulent toutes deux une « touche hispanique » d’autant plus intéressante que ces deux auteurs écrivent l’un et l’autre dans les deux langues.

Mais image oblige : pour vous distraire de ces âpres lectures, quatre vidéos de deux de nos auteurs : Léon Gomez et Bruno Mathon qui pratiquent aussi l’image. Si la lecture sur l’écran vous incommode, imprimez les nouvelles sans oublier que ces nouvelles sont sujettes au droit d’auteur et donc ne peuvent être diffusées sans un accord préalable des auteurs.

La rédaction.

 

 

 

Tête de marionnette de Bunraku – Thanks to the Rainbow eating unicorn for this nice image.

La résolution de Morita

«La jeunesse est la clef de l’avenir et qui la tient, par l’esprit, tient l’avenir.»

Léon Daudet

«Moi je déteste les gens qui se suicident.»

Hiraoka Kimitake dit Yukio Mishima

1

À seize ans, Masakatsu Morita avait lu toute l’œuvre parue du fameux écrivain japonais Yukio Mishima. Or il lui semblait que le maître avait, dans ses écrits, pointé le doigt sur l’essentiel. Cet « essentiel » se nommait Honneur, Vertu, Devoir, Foi, Patrie, Sacrifice, Empereur. Les textes de cet auteur s’accordaient si bien avec l’idée qu’il se faisait de la vie qu’il décida de lui écrire pour lui faire part de son admiration.

Mishima, de son côté, avait lu les auteurs japonais, mais encore Nietzsche, Baudelaire et quelques autres. Il s’était, au fil des ans, forgé de la vie une conception bâtie sur un idéal antique et, assuraient nombre de ses contemporains au regard de l’époque, très largement dépassé en cette année 1968.

Cependant l’aura de l’écrivain était grande, son talent admiré. Ainsi songea-t-il à rassembler autour de sa personne de jeunes caractères libérés de l’esprit de modernisme et de cet égoïsme viscéral qui, selon lui, le nourrissait.

Mishima reçut la lettre de Morita et la trouva pleine de sensibilité virile. Il proposa au garçon une entrevue. Les deux hommes se rencontrèrent près d’un grand stade de Tokyo et leurs esprits se séduisirent sans réserve ni contrainte.

Morita voulait servir. L’écrivain s’attacha le jeune homme qui ne demandait pas mieux.

Cette volonté de réunir de jeunes hommes dévoués autours de sa personne et son idéal conduisit l’année suivante l’écrivain à constituer une société secrète. Les membres en furent recrutés dans les cercles étudiants. Pas un n’avait plus de vingt-cinq ans, sinon Mishima lui-même, qui avait depuis peu passé la quarantaine. Ce dernier avait cependant retrouvé au contact de cette jeunesse une fraîcheur quasi-adolescente.

Cette cohorte de jeunes gens droits et fidèles, d’athlètes accomplis, au premier rang desquels on pouvait reconnaître le jeune Morita, prit le nom de Société du Bouclier.

Vibrants aux seuls mots de sacrifice et de foi, ses membres endossèrent un uniforme moutarde paré de galons et de boutons de cuivre dessinés par leur maître et s’en furent pratiquer des exercices physiques au pied du mont Fuji en poussant de vastes cris.

La cérémonie d’admission requérait du postulant qu’il prêtât serment de fidélité au Japon impérial. Puis, chacun s’entaillant un doigt, on remplissait de sang une coupe que tous portaient à leurs lèvres avant d’entonner un chant « contre la souillure » composé par le maître :

Car quel fils de Yamato demeurerait indifférent,

Tandis que l’ennemi fait rage,

Et souille notre cher pays ?

La vraie âme de Yamato,

C’est le sang de notre jeunesse,

Qui si bravement s’avance,

Bouclier en avant.

« Nous sommes l’âme des héros anciens ! Le Japon appelle notre bras pour le soutenir ! Il faut nous unir pour affronter le péril qui menace de nous engloutir tous : la décadence de ces temps ! », leur répétait Mishima avec enthousiasme et sincérité.

« Allons-nous laisser notre pays glisser dans l’indolence pour devenir une abjecte société de consommation à l’américaine ? Où est passé l’esprit guerrier qui a fait la gloire de notre nation ? », s’interrogeait-il.

« Que sommes-nous devenus ? Allons-nous trahir nos aïeux ? ! », leur demandait-il encore en les invitant à se rappeler la vertu des anciens et la noble et pure rigueur du Bushidô, la Voie du Guerrier.

Cependant l’écrivain regardait ces jeunes gens choisis par lui, observait le monde et sa corruption, écoutait son cœur et ses rêves, et songeait qu’il lui fallait agir. L’écrivain regardait, observait, écoutait, et il pensait qu’il avait désormais un rôle à tenir dans l’histoire de son pays.

Quoi faire, au demeurant, de cette force que ces jeunes gens déployaient pour lui au matin de leur vie ? Comment saurait-il, lui l’esprit martyrisé par les lâches compromis de son époque, lui l’héritier de grandes et hautes traditions, l’écrivain ambitieux et sûr de son talent, comment insufflerait-il le courage à ces jeunes hommes de servir ses desseins jusqu’au bout ?

Certes tous saluaient chaque matin le drapeau. L’uniforme leur donnait un air martial. Le serment de fidélité à l’Empereur avait été hurlé à pleine voix trois fois de suite. Certes, certes… Mais cela ne suffisait pas. Mishima avait beau regarder ces garçons défiler, manier le sabre de bambou, grimper à la corde, sauter en longueur, il devinait ce qu’il y avait d’imparfait dans ses espoirs, de puéril dans sa lutte, de vain dans son combat.

« Il faudrait que nous soyons des milliers pour vaincre la corruption nihiliste de cette époque et nous ne sommes pas plus de quelques dizaines… », confia-t-il un soir de fatigue à Morita.

Le jeune homme, qui assistait en tout son maître, lui rappela que quelques esprits sincèrement engagés valaient mieux qu’une troupe nombreuse mais incertaine.

« Je le sais, un petit nombre d’hommes résolus peut faire beaucoup… », lui répondit l’écrivain avec un sourire affectueux.

Pourtant il doutait sincèrement que ses efforts pussent, en l’état actuel des choses, être payés de retour.

« Nous sommes dans un monde qui court vers sa perte au son de musiques décadentes. Les Beatles et les Rolling Stones sont plus écoutés par la jeunesse que les esprits lucides. On aura rarement vu tout un peuple perdre son âme et sombrer avec autant d’unanimité et d’aveuglement ! Ah ! Si je pouvais… », pensait-il souvent.

C’est alors que parvirent à leurs oreilles les échos des manifestations étudiantes.

2

Le mouvement contestataire avait atteint, au Japon, des proportions déconcertantes dès le début de 1968. Les facultés de médecine étaient à la pointe de la contestation. Les rassemblements y devenaient quotidiens. Des groupuscules constitués de la veille agitaient les campus, brandissaient des pancartes appelant à la révolte et criaient des slogans hostiles au régime.

L’écrivain observa ces faits et déclara alors à ses troupes : « Le communisme, voilà l’ennemi ! »

Et il fut décidé de faire barrage aux bandes gauchistes qui envahissaient les universités.

Diverses actions de commando furent ainsi menées par la Société du Bouclier, dont plusieurs particulièrement remarquées contre le mouvement Zengakuren. Au mois de mai 1969, Mishima vint à la rencontre des étudiants de Tokyo et il fut ce jour-là assuré que son combat et le leur étaient identiques.

« Je vibre comme eux ! », confia l’écrivain à Morita.

Le système, tel était l’ennemi, c’est-à-dire l’Etat, le grand monstre corrompu, ce Léviathan né d’une constitution traîtresse ! D’ailleurs la révolte grondait toujours. Les étudiants agitaient les universités et manifestaient. Les heurts avec les forces de l’ordre étaient de plus en plus nombreux et violents.

En octobre, les troupes des étudiants et des ouvriers marchèrent conjointement sur le parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police. La gare de Shinjuku, symbole du système, où transitaient chaque jour un million de personnes, fut elle aussi occupée.

Mishima avait bien sûr lancé ses troupes dans la bataille :

« En vérité nous le savons tous depuis longtemps, c’est cette Constitution traîtresse promulguée après la défaite qui interdit à notre armée de se battre qui est la cause du malheureux déclin de notre pays et de son peuple. Elle va contre l’Histoire et la tradition. Abattons-la et nous libérerons le pays des chaînes qui l’entravent ! »

Certains de ces propos furent repris, principalement ceux se rapportant à la Constitution.

Mishima constatait cependant qu’il ne parvenait pas à embrigader sous sa bannière le gros des masses étudiantes. Son combat était inspiré par le désir de restaurer un ordre ancien, un monde, pour tout dire, qui eut été capable de racheter l’ignominie de la défaite de 1945. Car l’écrivain voyait son pays glisser sur les pentes de l’indolence depuis cet événement tragique. L’occupation américaine, la généralisation du système capitaliste, l’abandon de valeurs nationales communes au profit d’un égoïsme sans cesse croissant, la désacralisation de l’empereur, tels étaient à ses yeux les causes de l’effacement dans les mémoires du glorieux passé national.

A l’instar de la jeunesse européenne, la nouvelle génération japonaise, toute stupéfaite d’exister, attendait de trouver un sens à sa vie. Mais la défaite, l’empereur, la Voie du Bushi et la tradition, les étudiants du Japon, tout comme les ouvriers, s’en moquaient éperdument. Le combat réactionnaire de l’écrivain et de ses quelques affidés n’était pas celui de la majorité des manifestants, quand bien même ils faisaient face aux mêmes boucliers anti-émeute.

Malgré, ou à cause de ces démonstrations qui prenaient de graves proportions, la répression policière fut particulièrement brutale. Démonstration fut faite que l’Etat, tout verminé qu’il était, savait tenir son monde. Enfin diverses dispositions législatives furent prisent qui contribuèrent à apaiser les esprits. Le soufflet retomba. La rue s’apaisa.

Le calme qui fit suite aux manifestations de 1968 et 1969 laissa bientôt place à un immense engourdissement collectif – qui, paraît-il, dure encore aujourd’hui. La vie continuait. Il fallait trouver un travail, se marier, faire des enfants. Bientôt la révolte exprimée par la jeunesse ne fut plus qu’un vague souvenir.

3

La Société du Bouclier comptait alors plusieurs dizaines de membres. Cependant Mishima, assistant au déplorable spectacle de la résignation des masses, jugea que ses projets requéraient dorénavant une proportion d’énergie inverse. Il n’était plus seulement question de prendre position et d’affronter quelques policiers le bâton à la main, mais bien d’entrer en lutte totale. Aussi choisit-il de n’intéresser à ce combat qu’un groupe fort restreint de disciples, les plus dévoués de tous.

Le premier qu’il appela à ses côtés fut Morita, qui avait toute son affection. Il décida par la suite que Chibi-Koga, Ogawa et Furu-Koga se joindraient à eux.

Les quatre jeunes gens et leur maître se réunirent dès lors fréquemment. On pouvait les croiser dans divers bars, bains publics, restaurants ou hôtels de Tokyo, ne parlant qu’entre eux, l’air grave, le front plissé, mais portant tous au coin des lèvres une plissure orgueilleuse, dans le fond des yeux une lueur de fierté.

« Nous ne sommes pas de l’espèce des moutons qui courent en bêlant vers le précipice ! Nous avons du génie et de l’ambition : nous ne connaîtrons pas de limites ! », leur disait Mishima pour accroître leur courage et leur détermination.

« Il n’y a de salut que dans l’action ! renchérissait l’écrivain. »

« Le corps est un prolongement de l’âme, l’instrument de la conscience », ajoutait celui qui avait, dans un gymnase, dix ans auparavant, transformé son corps chétif en celui d’un athlète accompli.

Cette explication plut extrêmement à Morita.

« Ce système pourri, cette Constitution de lâches, ce Parlement de corrompus, voici l’ennemi ! », dit le garçon à la suite de son maître.

Oui, vraiment, Morita s’exalta de toute son âme. Ainsi fut-il le premier à parler de monter un coup d’Etat afin de faciliter le retour au Tennô[1].

Chacun s’enthousiasma et l’idée de préparer dans ses moindres détails un coup de force fut bientôt retenue. La complicité de quelques membres de la force d’autodéfense[2] laissait même envisager de grandes choses.

Morita suggéra alors d’attaquer le Parlement. Les préparatifs débutèrent. Prise de renseignements, calculs, horaires : tout fut envisagé dans les moindres détails.

Cependant les officiers contactés se révélèrent moins coopératifs qu’il n’avait paru au premier abord. Il s’avéra en outre qu’il n’y avait rien à tirer des soldats. Le souvenir de la tentative d’octobre montrait qu’il fallait de nombreuses troupes organisées et préparées pour réussir. Ainsi l’affaire se révéla-t-elle finalement impossible à mener.

Il fut par conséquent décidé de se rabattre sur un objectif de moindre importance. Cinq hommes, fussent-ils les doigts de la main, ne pouvaient à eux seuls renverser un gouvernement ; c’était une évidence.

Diverses propositions furent par la suite soumises à l’avis général. Enfin, après mûre réflexion, et pour diverses raisons qu’il serait déraisonnable d’exposer ici, le choix des conjurés se porta sur la base d’Ichigaya, que la Force d’autodéfense ouvrait ordinairement à la Société du Bouclier.

Mishima demanderait audience au général commandant la place, on le prendrait en otage et l’écrivain pourrait alors s’adresser à la troupe pour la soulever. Après…

Après c’était une tout autre affaire. Après le porterait au-delà de… tout. Car il ne s’agissait pas seulement, pour Mishima, de dénoncer l’époque, mais bien de lui cracher au visage son mépris, faute d’avoir su faire entendre son amour.

« Il faut se donner entièrement », disait-il.

Et nul, parmi ses disciples ne se méprenait plus, à ces mots, sur le sens de ses paroles.

4

Mourir n’est pas une chose insignifiante. Se donner la mort, qui plus est en s’ouvrant le ventre avec une lame, fut-on assisté, l’est moins encore. Cependant pour Mishima, cette dernière solution n’était somme toute que la suite logique de ses années de réflexion et d’écriture. Sa femme, ses enfants, tout cela était de peu d’importance au regard de la place qu’il accordait à l’accomplissement de sa destiné.

Certains ne se sont pas privés d’expliquer en long, en large et en travers combien le suicide rituel par seppuku constituait pour l’écrivain un accomplissement indispensable auquel il se préparait depuis des années. Aussi ne reviendrai-je pas sur ses motivations. Qu’on retienne seulement que chaque geste de la scène qu’il projetait fut cent fois repassé, étudié, calculé. Scénariste accompli, l’auteur avait prévu de ne rien laisser au hasard.

Non, Mishima n’était pas homme à laisser le hasard guider ses pas. Il prépara donc sa mort avec une trouble minutie, car il avait depuis longtemps convenu, dans le secret de sa conscience tourmentée, que cet événement parachèverait toute son œuvre.

À cela il n’y a rien ou presque à ajouter : c’était son choix.

Morita, de son côté, croyait de toute son âme que le maître ne pouvait réellement s’accomplir qu’au moyen d’une mort glorieuse. Il s’apprêtait à offrir sa vie pour son idéal, et rien, oh non ! rien ne lui paraissait plus admirable. C’est pourquoi il s’honorait d’avoir été choisi par lui comme assistant pour ce geste lourd de sens.

Nul n’ignore que le suicide par seppuku[3] a été codifié par de longs siècles de pratique dans l’archipel nippon. Ainsi l’habitude s’est-elle établie de décapiter le suicidant quelques instants après qu’il se soit ouvert le ventre. Ce procédé présente le considérable avantage de mettre rapidement un terme à d’effroyables souffrances. On juge à ce substantiel bénéfice de l’importance du rôle des assistants ; si bien qu’on ne s’étonnera pas d’apprendre que pour s’entraîner à cette tâche difficile (un assistant qui commettait un impair se déshonorait et risquait de se voir à son tour contraint de se donner la mort), les jeunes guerriers de l’ancien temps se faisait ordinairement le sabre et la main sur des condamnés à mort.

Cependant la dévotion de Morita pour Mishima réclamait plus encore. Ces années passées au côté de l’écrivain l’avaient affermi dans son admiration pour lui. En tout il se voulait le plus appliqué de ses élèves. Ainsi en vint-il à proposer, très humblement, au maître de l’accompagner dans la mort.

Le jeune homme avait pesé le pour et le contre des choses.

D’un côté, il y avait la vie et tout ce qu’elle présentait d’imparfait, de corrompu, d’avili, tant ce monde moderne… De l’autre il y avait le maître Mishima, sa prose superbe, sa générosité, sa certitude d’aller sur la voie droite… Le choix ne semblait pas difficile au premier abord tant tout paraissait mauvais d’un côté et bon de l’autre.

Cette constance de Morita dans le dévouement, cette volonté même de le suivre jusqu’au bout flatta l’écrivain. Quel maître savait, en ces temps affadis, susciter assez d’admiration pour provoquer pareil désir dans le cœur de son élève ?

L’idée, néanmoins, qu’il lui était interdit de contraindre en quoique ce fût le garçon ne quittait pas son esprit. Plusieurs fois il tenta d’éprouver sa résolution. Mais Morita, invariablement, se contentait de répondre :

« Ce qui doit être cela sera, aussi sûrement que tombent les pétales des fleurs de cerisier quand vient la saison. Votre combat est juste et pour rendre hommage à sa justesse, pour m’accomplir moi-même, je vous supplie de m’accorder l’autorisation d’accomplir le oibara[4]. »

Ces paroles, si naïves puissent-elle paraître dans le ton ou la forme, étaient une caresse pour le cœur de l’écrivain qui songeait : « Heureusement qu’il m’a. Cela lui donne le courage de demeurer constant. Quant à moi, j’ai l’âge qu’on les hommes qui vont au-devant de leur destin… »

Mais oublions Mishima. Son histoire est connue : il l’a lui-même écrite livre après livre. Oublions encore toutes les suppositions, les allégations, les explications avancées par les uns ou les autres après coup. Complexe physique (un certain corps chétif), voire moral (une certaine tuberculose à l’heure de l’incorporation), homosexualité, puissance créatrice… Les contradiction de ce caractère sont nombreuses. Au reste, le cas Mishima est certes passionnant pour qui s’intéresse au narcissisme aigu ou aux caractères flamboyants, mais il a trop souvent été étudié. Non, ce qui est plus énigmatique, c’est la position de Morita dans cette aventure.

Et encore énigmatique n’est pas le mot qui convient le mieux. Car enfin s’il est dans ce jeune caractère une énigme véritable, qu’on me la montre… Non, point d’énigme, mais une certitude au contraire : la certitude que Morita, en proposant à son maître de le suivre dans la mort, commet le plus stupide crime contre l’humain qui se puisse imaginer.

Morita promet à Mishima de se donner la mort à sa suite et l’on a beau chercher, rien ne parvient à laver la souillure laissée par une si grotesque proposition.

Pardon, Morita, mais vrai de vrai, si tu as choisi de mourir pour faire comme ton maître, je te le dis du fond du cœur : tu n’es qu’un âne.

Car enfin voyons les choses en face : le jeune homme n’avait pas, comme Mishima, quarante-cinq années de vie d’expérience. Le jeune Morita était… jeune. En cela son choix de mourir révolte naturellement. Comment ?! Un garçon de vingt ans peut-il être assez fou pour décider, en son âme et conscience, de suivre dans le suicide un être qui a, lui, pris cette décision après des années entières de réflexion ?

Mille autres questions, du reste, se présentent tout aussitôt à l’esprit. Quel désespoir secret…? Quelle cause ignorée ? Quelle conviction sincère, pourquoi pas ?

On cherche, on cherche et l’on est prêt à inventer toutes les excuses du monde à Morita pour comprendre son projet.

À quoi bon ? ne puis-je que vous répondre. Car Morita avait, seul, pesé le pour et le contre des choses en ce monde et il avait choisi la mort, si facile et si difficile. Il n’y avait, à cette pensée, nulle révolte dans son esprit, puisqu’il y adhérait totalement.

Pourtant c’est sur cette totalité que je ne peux m’empêcher de revenir. Morita a vingt ans et il a, avec l’impétuosité de sa jeunesse, offert sa vie même à celui qu’il admire le plus au monde. Il projette un suicide d’accompagnement. L’idée a eu ses adeptes et se résume assez simplement : si tu meurs, je meurs. On a vu ainsi des armées périr après leur chef à toutes les époques et dans tous les pays. Sur ces fondements s’est ainsi établie en Inde la coutume pour une épouse de ne pas survivre à son défunt mari en se jetant vive dans les flammes de son bûcher funéraire. Ces sati[5] ont fait la renommée du procédé jusqu’à nos jours. Il a eu, au Japon, ses modes. Si bien que les empereurs eux-mêmes finirent par l’interdire… Passons. Morita a décidé d’accompagner son maître dans la mort et, de vrai, la chose pourrait passer pour admissible si la mort du maître était dictée par quelque considération sublime, quelque motif qui emporte la raison.

Mais nous glissons là sur un terrain que je veux éviter à tout prix. Il faudrait en effet porter un jugement sur les motivations mêmes de Mishima, et cela, je l’ai dit, je n’y tiens pas. Beaucoup l’ont fait (Marguerite Yourcenar notamment), beaucoup le feront encore. La prose et le caractère de cet homme n’ont pas fini de séduire. Oublions-le, car c’est bien à Morita que je pense, et à lui seul. C’est vers ce brave garçon de vingt ans que vont mes pensées tandis que le mois de novembre couvre de ses frimas la ville de Tokyo

5

Morita va de son pas de boiteux. Vous ne saviez pas ? Il s’est cassé la jambe il y a quelques mois, à l’exercice. Il a passé tous ces derniers temps avec un plâtre et des béquilles. Voici peu qu’il va désormais sans canne, traînant la jambe et l’âme en soufflant, ses bonnes grosses joues rougies par l’effort.

Car Morita est un peu fort, un peu gras. C’est un bon gros garçon ; intelligent, enthousiaste cependant. Plus énergique du cœur que du corps, mais pourtant bien près de jouer le tout et de le perdre.

Morita aurait voulu être heureux. Aimer. Pouvoir aimer. Comment pourrait-il ? Morita aime… Morita n’est pas attiré par les filles. C’est ainsi. Tout au fond de son cœur, sans qu’il sache pourquoi, une voix lui souffle que seuls les garçons pourront le rendre heureux.

D’abord la voix chuchotait à peine. Comment ? Qu’est-ce ? Ses parents répétaient à Morita qu’il faudrait se marier un jour, faire des enfants, mais la voix protestait. Alors Morita ne disait rien et regardait à la dérobée ses camarades courir en short sur le stade.

Il aimait ces grandes séances d’exercice collectif. Tous ces corps agissant avec synchronisation. Les muscles saillants. Cette force qui se dégage… Morita tremblait, les mâchoires contractées, maladroit. Tous ces corps parfaits et lui, qui avait un peu honte du sien, qui s’inquiétait de cette voix, de ce qu’elle lui suggérait de si troublant… Morita mangeait trop, il était lourd, pataud. Son aspect l’humiliait.

Puis il avait écrit à Mishima, qui l’avait reçu avant de lui prouver, bientôt, toute son affection.

Morita aimait le maître, qui le lui rendait bien. Par contrecoup, le jeune homme avait, sous l’impulsion de l’écrivain, soumis son esprit aux lois pures du Bushidô. Ses vues étaient élevées, ses ambitions pures, son désir d’atteindre à la perfection plus absolu que chez aucun autre disciple de Mishima.

L’écrivain préparait chaque jour avec plus de minutie le déroulement de la journée qui devrait lui apporter la consécration suprême. Dans cette nation qu’est le Japon qui a coutume d’élever au rang de « chef d’œuvre vivant » ses plus grands artistes, il entendait, par sa mort jetée à la face de tous, prouver au pays tout entier qu’il valait mieux encore. Quant au moyen dont il entendait user – ce moyen connu de tous mais refoulé par toutes les consciences depuis la fin de l’ère impériale –, il était persuadé qu’il serait le coup de fouet ultime nécessaire au peuple japonais pour sortir de sa léthargie et retrouver orgueil et confiance en lui.

Or Morita approuvait plus que tout ce sacrifice que le maître se proposait d’accomplir. Et parce qu’il l’approuvait, parce qu’il ne trouvait rien de plus noble à faire de ses jours, Morita avait résolu d’accompagner Mishima dans la mort.

Toutes ses pensées étaient tournées vers ce seul but. Il n’était pas une seconde scandée par l’horloge qui ne fût consacrée par le garçon à la préparation de cet événement. Chacun des regards qu’il portait sur les êtres et les choses était voilé par le choix terrible qu’il avait fait. Ainsi observait-il hommes et bêtes avec, dans l’œil, cette lueur du dernier regard.

« Voici la dernière fois que je croise ce vieux mendiant », se disait-il en passant dans une rue de son quartier.

« Voilà sans doute la dernière fois que j’entends cet oiseau chanter », pensait-il l’instant d’après en cherchant à deviner à travers les branches les couleurs d’un rossignol consciencieusement bavard.

À ses parents, il n’avait bien sûr rien avoué de son projet. Mais ceux-ci voyaient leur fils avec une peine croissante. La satisfaction de la voir rejoindre et recevoir l’amitié d’un écrivain aussi fameux que Yukio Mishima avait peu à peu laissé la place à une inquiétude croissante.

Leur fils, en cessant d’être un enfant rieur, avait pris une gravité de vieillard. Il parlait, disait son père, « comme les officiers fanatiques du temps de la guerre ».

Ces mots voulaient tout dire pour cet homme qui avait réussi à ne pas se donner la mort au côté de ses frères d’arme le jour où leur capitaine le leur avait donné l’ordre.

Mais Morita méprisait dorénavant son père et l’amour qu’il portait à la vie. Il n’avait plus en tête que les desseins du maître et le choix qu’il avait fait de paraître à ses côtés dans l’« autre monde ».

Un soir, Morita reçut un appel de Mishima lui demandant de se présenter au plus tôt chez lui. Le garçon abandonna le repas familial et se trouva bientôt face à l’homme qu’il vénérait plus que tout.

« Je connais ton désir, lui dit l’écrivain avec cet air de rude franchise qu’il s’astreignait à avoir avec ses disciples. Je le connais et j’y ai longuement songé depuis que tu m’en as fait part. C’est une bien lourde responsabilité qui pèse sur mes épaules que de décider si j’accepte ou non que tu me suive dans la voie du Renouveau… »

Morita tremblait légèrement. Chaque mot du maître lui inspirait la crainte que le suivant serait celui qui lui refuserait l’honneur qu’il demandait. Mourir ? Il n’en avait pas peur, mais entendre le maître lui refuser de mourir à ses côtés l’angoissait plus que toutes les terreurs connues et inconnues.

« Je respecte ton choix de vouloir faire le oibara avec moi. Je te dirais même que je t’admire, jeune et fier Morita, car je vois que mon enseignement a porté ses fruits : tu as la noblesse et le courage de ceux qui ont fait ce pays. Tu es, toi aussi, un samouraï ! C’est pourquoi j’ai décidé… de t’accorder ce que tu demandes, mon garçon… »

Morita ne put retenir sa joie : il tomba à genoux devant Mishima, saisit sa main et la baisa avec une passion peu commune.

« Merci, maître, merci… » Hoqueta-t-il entre deux sanglots.

« Nous agirons demain… Tiens-toi prêt ! » Laissa alors tomber dans le froid du soir l’écrivain.

Et Morita fut heureux comme jamais il n’avait été.

6

Le lendemain, 25 novembre 1970, Mishima se trouvait seul chez lui lorsque Chibi-Koga vint le chercher. Il venait d’achever le dernier chapitre de son dernier roman et n’était pas mécontent de lui.

Il tendit au jeune homme trois enveloppes et lui demanda d’ouvrir celle qui lui était adressée après avoir remis les deux autres à leurs destinataires, ce qui fut fait. Quelques instants plus tard, Mishima s’empara du sabre qu’il avait fait forger et décorer par un artisan selon les méthodes anciennes et sortit de la maison. Une voiture blanche attendait dans la rue. Il y retrouva Chibi-Koga, mais encore Ogawa, Furu-Koga et Morita.

Des trois premiers, il venait par lettre d’exiger qu’ils survivraient quoiqu’il advînt à leur action future, mais encore qu’ils veilleraient à ce que le général qu’ils s’apprêtaient à prendre en otage ne se suicide pas.

Les trois jeunes gens assurèrent le maître qu’ils agiraient bien selon ses volontés. Puis ils levèrent sur Morita des regards où se lisait un mélange de peur et d’admiration – regards que le favori du maître soutint résolument. Du reste le jeune homme semblait leur dire : « Oui, le maître m’a choisi pour l’accompagner jusqu’au bout de son chemin terrestre mais encore sur l’autre. Vous savez que je le veux et vous savez aussi pourquoi. C’est mon désir le plus cher, la marque de mon attachement pour lui comme celle de ma fidélité, de la puissance de ma foi, de mon esprit de sacrifice, de… »

Mais à quoi bon supposer ces mots puisque Morita ne les prononça pas ? Non, il regarda seulement résolument chacun dans les yeux et cela suffit.

La voiture démarra.

Mishima et ses quatre compagnons se présentèrent, impeccablement sanglés dans leur uniforme moutarde à galons et boutons de cuivre, à l’entrée de la base militaire d’Ichigaya. Celle-ci était située dans le centre de Tokyo et tous y étaient bien connus. Ainsi avaient-ils sans peine obtenu un rendez-vous avec le général Mashita, chef des armées de l’Est.

Celui-ci accueillit l’écrivain avec beaucoup de courtoisie. Il faisait quelques instants plus tard entrer Mishima et ses quatre acolytes dans son bureau du quartier général de la Force d’Autodéfense.

Aussitôt dans la pièce, les conjurés bâillonnèrent et ligotèrent le général tandis qu’il repoussaient à coups de sabre les secrétaires et les soldats hors du bureau pour s’y retrancher, bloquant la porte avec chaises et table.

À l’imitation des insurgés de la ligue du Vent Divin, qui attaquèrent cent ans auparavant le château de Kumamoto munis d’armes blanches seulement, les assaillants n’avaient emporté avec eux que le sabre du maître, avec lequel ils avaient eu raison du général et de ses soldats, et quelques dagues. Ainsi avaient-ils décidé de mener leur combat, dans la plus pure tradition, et cela n’avait somme toute rien de surprenant.

Ces dispositions d’un autre âge laissèrent un instant croire aux militaires, revenus de leur surprise, que le commando pouvait être maîtrisé : des soldats qui en avaient reçu l’ordre défoncèrent la porte et firent irruption dans le bureau.

Mais Mishima, posant la lame du sabre sur la gorge du général, menaça aussitôt de l’égorger. Contraints de se replier, les soldats reçurent alors les conditions de l’écrivain pour que le général ait la vive sauve. La première d’entre elles tenait au discours que Mishima avait préparé pour la troupe et qu’il comptait prononcer depuis le balcon.

Il lui fut répondu qu’il serait donné toute satisfaction à ses exigences.

Après quelques minutes, Mishima ouvrit alors la porte-fenêtre du bureau et avança sur le balcon qui dominait la cour principale. Les soldats (peut-être un millier) s’y tenaient déjà réunis. A cet instant Morita et Ogawa sortirent à leur tour et suspendirent au balcon une banderole rappelant leurs conditions :

– Tous les soldats se réuniront à midi dans la cour

– Yukio Mishima s’adressera aux hommes

– Il est interdit d’interrompre son discours

– 40 membres de la Société du Bouclier qui attendent devant la base seront autorisés à venir entendre le maître

– Une trêve de 90 minutes suivra son discours : la rompre entraînera la mort du général.

Après quoi les deux étudiants plongèrent le poing dans la sacoche d’où ils avaient tiré la banderole et commencèrent à répandre au-dessus des soldats des papiers. Il s’agissait du Dernier manifeste, document rédigé par le maître et destiné à expliquer une partie de son action, qui ne retint guère l’attention de ceux entre les mains desquels il tomba.

Au dessus d’eux, des hélicoptères tournaient désormais dans le ciel en bourdonnant. Le bruit émis par ces engins de la police ou des médias, si gigantesque qu’il fut, ne couvrait toutefois pas les hurlements des sirènes de voitures qui encombraient l’entrée de la base. Mishima voulait un auditoire : il l’avait (si l’on omet les membre de la Société du Bouclier qui, ignorant que l’ordre venait de leur chef, avaient refusé de pénétrer dans la base).

L’écrivain s’avança alors jusqu’au bord du balcon et commença alors à parler. Il était midi.

Sans le moindre détour, Mishima appela les soldats à se soulever contre le gouvernement. Mais plus ses mots sortaient de sa gorge, plus la foule des soldats amassée à dix mètres sous ses pieds se fit flottante.

Ses considérations sur l’article 9 de la Constitution (celui qui interdisait au Japon d’avoir une véritable armée), sur l’esprit national, l’idéal militaire, la décadence moderne, toutes ses idées les plus chères ne trouvèrent d’autre écho que des huées.

« Descends de là-haut ! », « Ca suffit !! », finirent par lui crier plusieurs hommes.

D’ailleurs sa propre voix comme ces cris étaient à demi étouffés par les nombreux bruits qui peuplaient cette scène étrange : les hélicoptères de la police, les sirènes des voitures, les sifflets de nombreux soldats.

« Silence ! Hurla Mishima que ce désordre et cette indifférence révoltaient. Ecoutez un homme fait appel à vous. Êtes-vous des hommes ? Des hommes de guerre ? Est-ce qu’un seul parmi vous se lèvera avec moi ? »

Morita, qui était resté à côté du maître sur le balcon, frémit en entendant ces questions. D’ailleurs il avait envie de hurler : « Oui ! Regardez, je suis là, moi ! »

Mais, dans la cour, pas un seul soldat ne répondit à l’appel de l’écrivain. Pas un. Du reste les cris continuaient de fuser : « Il est fou ! », « Tais-toi donc ! »

« Je vois que vous n’êtes pas des hommes. Vous ne ferez rien. Je ne me fais plus d’illusions sur vous », leur déclara alors Mishima avec le désir de saisir le regard de chacun.

Cependant il ne se trouva pas plus de soldat pour relever l’insulte qu’il n’y en avait eu pour répondre aux questions de l’écrivain. Celui-ci écarta alors les bras dans un geste magistral et, ses mains gantées de blanc tendues vers le ciel, cria : « Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur !! » Avant de rentrer dans le bureau, suivi par Morita.

Tout était dit. Ne restait plus qu’à conclure.

7

Il n’y avait rien de plus à dire.

Mishima retira sa veste et ses chaussures, le regard déjà perdu dans un inexprimable abîme de résolution, les lèvres serrées, le geste précis et efficace.

À deux mètres à peine de distance de l’otage, il s’assit sur les talons après avoir déboutonné son pantalon et, s’emparant d’un sabre court qu’il avait apporté avec lui, cria à nouveau trois fois « Vive l’Empereur ! »

Tous frissonnèrent. Alors Morita s’empara aussi fermement qu’il le put du sabre du maître et vint se placer derrière lui.

« Ne me laisser pas en agonie trop longtemps », lui dit l’écrivain du voix tendue.

Le jeune homme n’osa répondre.

Ainsi qu’il l’avait lui-même joué pour le cinéma, l’écrivain posa alors la pointe de la lame qu’il tenait des deux mains sur son côté gauche, à hauteur du nombril. Il emplit ses poumons d’air, le regard fixe, les muscles saillants. Alors expirant brusquement l’air amassé dans ses poumons, il poussa l’acier dans son ventre avant de le diriger à travers ses chairs vives vers le côté droit.

Debout derrière l’homme qui se martyrisait ainsi, ne voyant pas son visage grimaçant de douleur mais la devinant tant tout le corps du maître semblait saisi, Morita tenait dans ses deux mains le sabre levé, prêt à frapper.

Le garçon abattit la lame au moment où le corps du maître retombait. Le tranchant de la lame alla se perdre dans le tapis du bureau et les chairs de l’épaule, arrachant au blessé un gémissement atroce. Morita releva aussitôt son arme et frappa à nouveau : une nouvelle fois la lame vint se perdre dans l’épaule, labourant rageusement la blessure toute fraîche qu’elle venait d’y faire.

Le jeune homme, le visage inondé de sueur, le souffle court, le cœur palpitant, leva une troisième fois le sabre et l’abattit alors sur la nuque de son maître. Le coup, pourtant, manquait de force et la tête de Mishima ne se détacha pas complètement de son corps. Furu-Koga s’empara alors du sabre et acheva de trancher la tête du maître, qui roula enfin au sol. Son corps, qui depuis plusieurs secondes déjà libérait un flot de sang bouillonnant, s’affaissa complètement sur le tapis.

Le regard comme fou, Morita retira à son tour la veste de son uniforme puis ses chaussures avec des gestes mécaniques.

« Jusqu’au dernier moment fais ce qui te paraît juste », lui avait encore répété le maître le matin même.

Enlever sa veste et ses chaussures pour s’ouvrir lui aussi le ventre devant le cadavre de son maître semblait à cet instant à Morita l’acte le plus juste qu’il pût accomplir de sa vie.

Pourtant on devinait à ses tremblements son extrême agitation intérieure, à la sueur sur sa poitrine et ses tempes la puissance de sa peur en cet instant.

Morita avait vingt ans. On était en 1970. Le Japon avait perdu la guerre vingt-cinq ans auparavant. On était en 1970 et la corruption gangrenait, paraît-il, le pays, l’armée n’avait pas le droit de combattre, l’Empereur n’était plus divin… On était en 1970 et le maître venait de faire son seppuku au nom des plus hautes vertus antiques du Japon éternel. Il avait offert sa vie pour marquer son opposition à la décadence de son époque. Et Morita, qui avait vingt ans, et qui avait lu toutes les œuvres du maître, l’approuvait toujours, l’approuvait mieux que jamais.

Cependant le garçon avait saisi la lame sur laquelle brillait encore du sang frais et s’était assis sur ses talons. D’un geste lent il assura la prise de ses mains sur l’acier et en posa la pointe sur son côté gauche.

Son cœur battait dans sa poitrine à grands bonds désordonnés. La sueur dégoulinait sur son front et ses yeux. Derrière lui, debout, le sabre en main, il devinait la présence terrible de Furu-Koga qui devait parfaire son geste en lui tranchant la tête, tout comme il avait quelques instants auparavant décollé celle du maître.

Morita prit une grande inspiration.

On était en 1970 et par la fenêtre ouverte l’enfant entendit, noyé dans le bourdonnement mécanique et les cris des soldats, le chant frêle et pur d’un oiseau.

La simplicité écrasante de cette image (en l’occurrence de ce son) lui poussa les larmes aux yeux. Il se dit, comme pour se rassurer : « Dans un instant je serai plus libre encore que cet oiseau… »

On était en 1970. Aucun Japonais ne s’était, à la connaissance général, donné la mort par seppuku depuis la fin de la guerre. On était en 1970 et Morita, à l’instar du maître, tentait de raviver la mémoire collective en accomplissant son suicide rituel selon les strictes règles de l’art.

C’est pourquoi au nom du maître et de la tradition, au nom de son idéal et au prix de sa jeunesse, Morita contracta tous ses muscles et appuya aussi fortement qu’il put la pointe de la lame contre son ventre.

Mais rien. Il ne se passa rien ! La lame ne rentrait pas dans les chairs, ou si peu. La lame ne rentrait pas et Morita, les muscles atrocement tendus, appuyait de toutes ses forces l’acier contre son ventre sans parvenir à se blesser mortellement. À peine trois malheureuses gouttes de sang coulaient-elles sur sa peau blanche, un mince filet tranquille…

Le garçon tourna vers Furu-Koga un regard désespéré. Celui-ci comprit aussitôt ce que son compagnon attendait de lui : d’un geste précis, il précipita la lame du sabre sur la nuque de Morita dont la tête, décollée d’une seule volée, alla rouler au bout de la pièce.

Furu-Koga abandonna le sabre ensanglanté et alla ramasser la tête du jeune homme qu’il posa, bien droite, près de son corps.

Ses compagnons firent de même avec les deux parties de la dépouille de Mishima. Puis les trois hommes prièrent auprès des cadavres de leurs compagnons, les larmes aux yeux, avant de libérer le général et de se rendre à la police.

8

Le suicide de Mishima est devenu le spectacle que l’on sait. Un film a même été tourné autour des faits qui viennent d’être décrits dans ces pages.

Quel intérêt ? « Scandalisé par la frivolité de notre siècle », Mishima s’est donné la mort. Mais qui, aujourd’hui, songe encore à Morita et à ce qu’il représentait ?

À l’heure de reposer la plume, je songe à ce petit livre de Montherlant, lu à l’orée de mes vingt ans. Cet auteur français est à bien des égards comparable à Mishima. Pourtant il écrit, l’année même du suicide du Japonais, une Mort de Caton dont que j’aurais aimé faire lire la postface à Morita. Car l’auteur, qui s’est lui-même donné la mort d’un coup de revolver (à soixante-dix ans passés), y exhorte de jeunes suicidaires à repousser leur geste ne serait-ce que d’un quart d’heure. Du reste il écrit sans détours : « Bien des suicides, si on les avait repoussé d’un quart d’heure, n’auraient pas eu lieu ».

Morita, Morita… J’aurais aimé que tu te donnes ce quart d’heure-là…

François de Gourcez

Paris, 2003


[1] L’empereur, “ Fils du Ciel ”. Le retour au Tennô suggère par conséquent de rendre à l’empereur son caractère divin. Il s’agit d’un mouvement de réaction contre la société organisée par la Constitution américaine de 1946.

[2] La force d’autodéfense est le nom pudiquement attribué par la Constitution de 1946 (article 9), et toujours en usage, à l’armée japonaise.

[3] Les idéogrammes qui désignent l’action de se « trancher le ventre » se prononcent seppuku suivant la manière chinoise ou harakiri selon la japonaise. Cependant si les Occidentaux ont retenu cette seconde formulation, les Japonais font, eux, usage de la première, qui a, précise M. Pinguet (in La mort volontaire au Japon), « plus de dignité ».

[4] Le junshi par seppuku, ou suicide d’accompagnement par incision du ventre, prend le nom d’oibara.

[5] « femme fidèle ».

Toucher l’ombre

 

 

 

L’assemblée des gens de guerre – gravure d’Albrecht Dürer

Les routiers d’Alderen

Elle passe son manteau de velours rouge sans en fermer la boucle, il fait chaud dans la chapelle, lente et précautionneuse, elle pose ses pas sur les carreaux vert et rose du sol, ne regarde pas l’autel et moins encore la belle peinture de la nativité qui le décore. Son petit visage d’enfant se lève vers le vitrail brisé, en haut tout près de l’arc de l’ogive : le premier « coup » porté à sa maison. Le soleil y pénètre comme pour l’encourager mais elle n’a nul besoin de secours, son âme est un morceau de glace et son esprit une étoile de la blancheur cruelle et aveuglante de l’absolu.

Elle entre aujourd’hui dans sa treizième année, elle est seule survivante dans la maison de pierre, hier ses parents vénérables sont morts ; ses deux frères, les valets, les deux palefreniers, tous sont morts dans ce combat sans issue. L’adversaire a lui aussi perdu beaucoup d’hommes, il n’en reste que quatre sur les vingt. Ils ne savent pas qu’elle seule reste dans la maison et les regarde une fois encore par la fenêtre, les quatre derniers. Celui qui porte une plume rouge sur sa toque, un pourpoint vert à crevées en cuir d’Espagne, marche derrière le talus. Depuis le début, où plutôt depuis sa première apparition, seul debout dans la cour son arbalète à la main, elle pense qu’il est le chef de la bande. Elle l’a vu de la fenêtre de la salle d’étude de son père, c’est lui qui a tué son frère aîné avec cette arme, lorsqu’il est sorti dans la cour avec les palefreniers et le gardien des jardins, il y a cinq jours. Eux aussi, les scélérats, craignaient les coups d’arbalète, ils se cachaient derrière le talus. Ils sont allés les dénicher dans leur tanière en contournant les buissons, ils en ont tué cinq à l’épée. Elle entendait les hurlements, mais le talus cachait la bataille. Ils espéraient en tuer plus mais le diable vert a abattu son frère d’une flèche de fer, les autres encerclés ne pouvaient plus battre en retraite, ils ont été tués à la lance.

Ils ont jeté les cadavres dans la cour, par-dessus le talus. Ils y sont encore maintenant, couverts d’une étrange poussière jaune, ils y sont encore comme les cadavres de ceux de la ferme d’où est venue Sybil, on les voit de la tour, couchés sur la route comme des ballots. La fille de ferme courait sur le sentier qui longe la rivière, tout le monde l’a vu des fenêtres, elle est entrée en coup de vent dans les cuisines en criant « ils tuent tous le monde ». Puis on a vu la fumée et le soir les flammes. « Ils » avaient mis le feu à la ferme, les bœufs meuglaient horriblement ; personne d’autre n’a survécu.

Il y a cinq jours, elle a vu une des filles de cuisine sortir par la porte de l’office, elle tenait sa jupe noire haute levée, elle allait vers le talus en leur montrant son ventre et ses jambes. On entendait ses sabots frapper le sol, elle les a quitté au milieu de la cour et s’est arrêtée. Un homme très grand sauta par-dessus le talus, il portait un casque et un pourpoint orange. Il s’est précipité sur elle en lâchant sa dague, et la fille sortant un coutelas caché dans le tissus noir de sa jupe lui trancha la gorge d’un seul geste comme elle l’aurait fait d’un cochon. L’homme s’effondra lançant un énorme jet de sang ; on entendait chanter le coucou. Un premier trait d’arbalète la manqua. Elle courut vers la grande porte mais en l’atteignant comme elle se retournait une autre flèche de fer lui transperça le sein. Sa longue jupe noire la couvrit entièrement après sa chute. La mère près d’elle, murmura : « plus courageuse que bien des hommes, celle là ». Elle vit la plume rouge filer derrière le talus.

C’est par ce bruit que tout a commencé : le verre brisé et la chute sonore de l’objet en fer. Ils étaient en prière, agenouillés devant l’autel, elle chantait derrière sa mère, ses deux frères près de leur vénérable Père. Les « écrivains » étaient au fond de la chapelle. On chantait un psaume. Le bruit a cassé le chant et le silence s’est mis à trembler. Un des écrivains s’est levé lentement, il a regardé la blessure du vitrail, il a ramassé l’objet : une flèche de fer, courte, lourde, pointue comme une aiguille. Le père s’est retourné, il regarde la flèche que l’écrivain tend vers lui, il porte la main à sa barbe blanche et se lève sans un mot, personne n’a bougé. Il va vers l’oratoire, elle le suit sans y être autorisée, mais son père qui regarde attentivement par la petite fenêtre, lui prend la main. Elle se hisse vers la fenêtre et voit Sybil là bas qui coure sur le chemin au bord de la rivière en agitant les bras. Elle crie mais on ne comprend pas ce qu’elle dit… pas encore.

La mort est entrée comme cette flèche dans la maison, elle s’est fichée dans les âmes, brûlante, immobile, étouffante.

Elle marche lentement sans bruit dans la chapelle vers la porte de la tour. Hier son père lui a pris les mains et lui a dit : « dès maintenant tu vas fuir la maison par le passage, le soir va tomber, on ne te verra pas. Tu rejoindras le monastère par la forêt, en courrant tant que tu peux, tu te présenteras par la petite porte des jardins, les frères t’ouvriront, ils guettent jour et nuit, ils te verront forcément. »

Puis ils se sont enfermés la mère et lui dans la chambre. Elle priait devant la petite peinture qu’elle avait autrefois choisie : le visage du « fils de l’homme » couronné d’épines ; l’ombre s’installait dans la chapelle mais elle ne se décidait pas à fuir la maison de son père. Elle leva les yeux vers le vitrail brisé, le silence ne tremblait plus, elle voulait emmener la petite peinture en se sauvant, elle la prit sur l’autel. Elle n’a jamais pleuré, même lorsque son second frère et les deux écrivains attaquèrent de nuit, derrière la maison, par la rivière. Ils avaient observé les allées et venu des routiers, un groupe s’était mis à boire, certains voulaient incendier la maison, ils titubaient et hurlaient autour d’un grand feu en brandissant des torches, il y eut une dispute entre eux, elle tournait à la rixe, l’homme en vert intervint séparant les deux groupes opposés une épée à la main. Le silence se fit, la lune éclairait la cour, les écrivains et son autre frère regardait la scène ; ils ne savaient pas ce que ces hommes avaient décidé. Ils voulaient agir, au risque de leurs vies, en détruire quelques uns de plus, comme l’avait fait le frère aîné. La nuit tombait, les scélérats avaient repris leurs postes autour de la maison qu’ils encerclaient depuis cinq jours, tous bien protégés par le talus et le mur de clôture à qui leur permettait d’observer à l’abri. De l’autre côté ils se cachaient dans les hautes herbes au creux de la rivière. Ils n’avaient pas encore repéré la sortie du passage bien dissimulée par des buissons d’aubépine à quelques toises de la rivière. Ils passeraient donc par là, débouchant de l’autre côté du cours d’eau. Ils leur tomberaient dessus par derrière à la lumière de la lune les visant à l’arbalète.

Elle entendit des cris mais les trois jeunes hommes ne revinrent pas. Ils ne firent aucune oraison. Le lendemain elle ne repéra plus que quatre hommes : l’homme en vert, un autre au plastron de cuir tressé, un troisième en pourpoint gris, et un grand diable avec une armure de poitrine. Elle vit celui là courir vers l’est et contourner la maison, sans doute ont-ils trouvé la sortie du passage et posté cet homme. Ils ne restait dans la maison que le père, la mère et elle ; mais cela ils ne le savaient pas.

Elle monta dans la tour d’où on peut voir le buisson d’aubépine. L’homme était là posté avec une lance courte. Elle vit aussi plusieurs cadavres dans la rivière, son cœur se glaça, un froid mortel envahit la tour et la maison. Elle descendit dans la chapelle courut à l’oratoire, devant la porte close de la chambre elle hésite un instant, elle entre pourtant ; sur le lit, comme des gisants, ses père et mère dans leurs vêtements d’apparat : « Ils sont morts ! » dit une voix. Elle fuit, tout est perdu, dans la chapelle elle veut prier mais son esprit soudain aigu comme la pointe d’une dague l’en empêche. « Non, je ne partirai pas cette nuit mais demain. Non je ne dormirai qu’après la mort des quatre derniers scélérats. » Debout dans la chapelle elle regarde la nuit tomber, le froid intérieur la brûle, elle tombe à genou, sort le petit tableau de son corsage, le pose à ses pieds et joint les mains dans le geste de la prière. Malgré l’obscurité presque complète le tableau brille, une lumière vit dans le regard déterminé du Christ. Elle perçoit derrière elle un froissement qui la fait lentement se retourner, sans aucune peur pourtant, une grande silhouette noire, vêtue de bure sombre comme les moines, s’avance vers elle. Le personnage sort de la manche de son froc un petit piège à rat en bois gris qu’il lui tend, ses mains et son visage squelettiques, sont de neige. Ses yeux comme des étoiles noires ont un éclat tel qu’elle baisse les siens après avoir pris l’objet, avec cette même voix que dans la chambre, il lui dit : « le pré du diable ».

Un voile noir tombe sur la chapelle et absorbe le moine de neige. Seule maintenant, elle tient le piège à rat dans une main, et l’image du Christ à la couronne d’épines dans l’autre. Elle sait bien où se trouve le « pré du diable » : à l’orée de la forêt dans un bois de hêtres et de chênes, sur le chemin du monastère. Le lieu avait tout l’air d’une fraîche prairie mais pour qui connaissait le venin du diable, l’endroit était assassin. Elle organise alors son plan : elle mettra sa pèlerine rouge sans en fermer la boucle, les hauts de chausse de cette même couleur que son frère portait jadis, et des brodequins de cuir. Elle partira à la tombée du jour, pour qu’ils la voient.

Elle regarde une dernière fois le visage décidé du Christ, et le glisse dans son corsage. La maison ils ne l’auront jamais, le moine de neige y veillera pendant son voyage. Elle sait aussi, pour avoir couru presque chaque jour dans les forêts et les champs qu’ils ne la rattraperont pas avant le pré du diable. Elle se hâte maintenant dans ses préparatifs, elle ôte le bel encadrement d’or et d’argent du portrait. La petite peinture sur bois, une planchette de chêne à peine plus épaisse que la croûte d’un pain, ne la gênera en rien pour courir. Puis elle s’habille, et enfin va vers la porte de la chambre de ses parents qu’elle ferme à double tour, sûre que Dieu a déjà accueilli tout son monde. La grande clef est cachée derrière une pierre du mur de la tour, elle s’agenouille une dernière fois sur son coussin de prière et chante une action de grâce.

C’est maintenant l’heure, elle se lève, vérifie tout ce qu’elle a préparé dans le moindre détail. Le jour décline, elle prend une lampe à huile, descend l’escalier de la tour et entre dans les caves. Le passage est caché derrière les tonneaux, elle se glisse sous les tréteaux de bois, ouvre la petite porte et se faufile dans le boyau qu’elle connaît bien comme tous les lieux de la maison. Elle sait combien de temps il lui faudra pour atteindre la sortie de l’autre côté de la rivière, dans le buisson d’aubépine. Elle écoutera pour situer l’endroit où celui qui garde la sortie s’est posté, puis elle s’élancera à l’air libre.

Elle touche au but, elle aperçoit déjà la faible lueur de la sortie mais un bruit de voix l’arrête, ils sont deux. Sans s’inquiéter, elle s’approche de l’ouverture pour entendre la conversation, un des routiers est venu apporter à boire au factionnaire, ils parlent un moment et boivent ensemble. Tendue comme un arc elle s’immobilise, l’autre homme s’éloigne enfin, elle pense qu’il ne faut pas qu’il s’éloigne trop, elle attend encore un instant puis se précipite hors du boyau. L’homme s’est immobilisé en la voyant, il buvait à la cruche même, il la laisse tomber d’étonnement et oubliant sa lance, se précipite à sa poursuite. Elle tourne sur elle-même et dès qu’il va l’atteindre lui envoie la pèlerine rouge au visage. Elle gagne ainsi quelques mètres et file comme un renard vers la forêt. L’homme hurle, un autre lui répond, elle entend encore une autre voix crier. Elle court maintenant très vite, sautant les obstacles qu’elle connaît depuis toujours, elle entend derrière leurs pas lourds, surtout il ne faut pas qu’ils la voient contourner le pré. Elle prend pour cela un peu d’avance, contourne le pré, ils ne l’on pas vu. En longeant sa limite, elle court jusqu’au milieu, s’arrête, se retourne et contemple la scène : ils arrivent tous les quatre en courant. Elle leur tourne un instant le dos comme si elle reprenait sa course, ils l’aperçoivent enfin.

Le « prè du diable » ressemble à une vaste clairière couverte de jacinthes bleues et d’une herbe bizarre, inhabituelle dans une forêt. Fascinés par l’enfant, ils ne voient pas le cercle bleu dans lequel ils entrent, ils s’y précipitent ensemble et suffisamment vite pour ne plus pouvoir rebrousser chemin. Alors, elle revient sur ses pas au bord du pré et contemple la scène, ses yeux disent qu’elle va les regarder mourir. Au troisième pas ils en ont jusqu’au genou, la fondrière les aspire, ils s’agitent et hurlent en pure perte. Elle regarde l’homme en vert qui a compris dans quel piège mortel cet enfant les a entraînés, il s’est arrêté de gesticuler, il se sait perdu, il la regarde les yeux envahis d’une ombre qui bientôt dévore tout le visage. Lui seul restera silencieux face à la mort et ne la quittera pas des yeux. Lorsqu’il ne reste plus que les quatre visages et leurs mains hors de la fondrière, elle sort de son corsage la petite peinture et en dirige l’image vers eux, un terrible silence précède la disparition des yeux et puis des fronts. Il ne restera que la plume rouge plantée au milieu des jacinthes. Son cœur alors explosa de gloire.

Bruno Mathon

2005.

Ateneo

 

 

 

Km 298 route nationale 72

Le corbeau

Après l’accident de voiture dont fut victime ce journaliste, on retrouva sur la banquette arrière une valise remplie de vêtement et une serviette de cuir bourrée de feuilles de papier que recouvraient des lignes d’une écriture échevelée et irrégulière.

Comme le défunt n’avait pas de famille, ses effets personnels demeurèrent à la gendarmerie, jusqu’à ce qu’un ami ne vienne les prendre de Paris. C’est lui qui me fit le rapport figurant parmi les nombreuses notes contenues dans les papiers du mort. Il était question d’un arc en ciel.

L’intéressé disait être passé dans une région qu’il ne connaissait pas, à une époque non datée et il relatait des faits qu’il semblait avoir pris très au sérieux. D’après lui, en fin d’après midi, un arc en ciel complet et d’une rare netteté apparût dans le ciel plombé. Il avait plu et les flancs verts des collines scintillaient. Frappées par les rayons obliques d’un soleil quasiment rouge que les nuages dissimulaient assez mal, elle paraissaient de verre, tant leurs versants herbeux étaient lisses et luisants. L’arche irisée les enjambait avec majesté. De part et d’autre de ce demi cercle parfait, l’horizon était libre.

Le journaliste signalait qu’il s’était arrêté. La route était déserte. Oppressé par la chaleur moite, il s’était avancé le long d’un chemin pierreux et glissant. Ce sentier grimpait entre deux prairies et permit au promeneur d’apercevoir l’arc en ciel d’encore plus près. Il avait l’impression de se trouver en dessous et il voyait nettement les sept couleurs. Chacune d’elle semblait être composée d’une matière aussi légère que la brume.

Il progressa davantage et parvint au bout du chemin. Là il domina entièrement la portion du paysage délimitée par l’arc en ciel. C’est alors qu’il distingua la ferme. Elle était juste à la base droite de l’arche et sa façade était teintée des sept couleurs, aussi précisément que si elle avait été peinte.

La stupeur cloua su place le journaliste. D’abord impressionné par le spectacle grandiose, puis par le silence et l’éclat de la lumière, il se sentit soudain angoissé, trop seul, prisonnier de l’anormal et attiré par la maison irisée.

Étant donné que la sente de pierres s’achevait dans le pré, il poursuivit plus avant sur une herbe tiède, dégoulinante d’eau, où chacun de ses pas produisait un chuintement. Des grenouilles lui sautaient entre les jambes, de gigantesques moustiques l’agaçaient et il dérangeait des crapauds coassant d’une furieuse façon. Il aurait voulu courir mais ses pieds collaient au sol spongieux. Ce pénible trajet ne prit fin qu’au seuil de la ferme. Là il s’arrêté ébloui.

Les sept colonnes de couleurs différentes se dressaient au dessus de lui. Vues de près, elles n’avaient plus cette consistance nuageuse : elles étaient constituées d’innombrables polyèdres d’une pureté de pierres précieuses. Ils miroitaient de mille feux et s’étaient incrustés dans les murs de la ferme, avant de s’élever et de s’infléchir dans le ciel gris transpercé d’une lumière dorée.

Le journaliste osa s’approcher et toucher les parois merveilleuses de cette incroyable maison. À son grand étonnement, sa main ne rencontra aucune dureté, même pas une légère élasticité. Ce qu’il avait comparé à des améthystes, saphirs, émeraudes, topazes, rubis n’était que luminosité, reflet, couleurs, chatoiements, scintillements. Son bras entrait-il dans le mur à l’endroit du violet, il en était cristallisé en violet. S’il se déplaçait et passait dans le rouge, l’extraordinaire phénomène se reproduisait. Cette bâtisse n’avait plus de pierres. Elle avait été absorbée par l’arc en ciel.

Alors il entra. Il franchit l’obstacle impalpable, fut environné de parcelles lumineuses rouges, orangées, jaunes, vertes, bleues, indigo et violettes, happé et soulevé doucement. Il eut le temps de se sentir emporté et ne fut pas effrayé. Son voyage devait ressembler à celui d’un cosmonaute dans le vide sidéral. Apesanteur, légèreté et liberté. Tantôt il se mouvait dans le jaune, le rouge, revenait au vert ou au bleu, selon qu’il étendait un bras ou déportait une jambe.

Quand il eut parcouru le demi cercle de l’arc, il retomba à l’opposé de la ferme et se retrouva debout dans une herbe ruisselante de pluie. Car il pleuvait à seaux. Le ciel chargé de nuages rebondis d’un gris sale avait un aspect navrant et banal.

Éberlué, le journaliste chercha la maison des yeux et, à ce qu’on supposa être son emplace- ment, il ne découvrit qu’un rocher au sommet du quel se tenant immobile, aux aguets, un corbeau.

Dorine Mathon-Eizaguirre

Un craquement dans le silence

 

 

Je ne vois pas de visage

Son expression ressemblait à celle du « stone face » de Buster Keaton, mais son bec de lièvre et des rides plus marquées faisaient la différence. J’observais longuement ce portrait peint dédaigneusement sur une petite toile encadrée de bois lisse et fin il y a fort longtemps. L’expression profonde du visage semblait s’être enfoncée dans la matière même, elle apparaissait comme une mutation de la toile plutôt qu’un effet de la peinture. Les rides étaient profondes mais douces, semblables à celles que le passage incessant de l’eau marque dans la pierre. Le teint pale, coiffé d’un vieux feutre gris, ce bec de lièvre en forme de croix marquait son visage et cette croix le blessait avec une telle véhémence qu’elle me faisait de la peine. Ce n’était pourtant pas une blessure vraiment liée à la chair et au sang mais plutôt à la forme, à l’équilibre de la ligne et de son expression de pierre froide ; une sorte de point de fuite pour le peintre.

La raison pour laquelle j’ai toujours gardé ce tableau chez moi n’a jamais été claire, à aucun moment je ne l’ai accroché à un quelconque mur, je le laissais traîner par terre appuyé contre un mur, ce qui me donnait l’impression que quelqu’un était assis dans un coin de ma chambre ; un type silencieux peut-être… Les gens, le très peu de gens qui venaient chez moi, se mettaient toujours en face du tableau, le regard attiré inévitablement par cette croix qui blessait la lèvre, elle les rendait muets.

J’aurais voulu en parler, j’espérais qu’un jour quelqu’un me demanderait pourquoi ce bec de lièvre en forme de croix étouffait les mots de celui qui le regardait. Ce portrait monstrueux certes n’était pas effrayant, il invitait à une introversion sans parole. Je savais qu’on s’y intéressait, il me suffisait de regarder ceux qui le contemplaient… En tout cas aucune de mes conquêtes féminines n’a ressenti de répulsion pour ce personnage de pierre froide. Ainsi un jour, où je prenais un café long, noir, sucré mais sans croissant selon mon habitude, d’un seul coup (composé évidemment d’une quantité de gestes), j’ai descendu le tableau à la cave. Elle n’était qu’à moitié éclairée par une ampoule cachée derrière une colonne qui n’illuminait qu’un pan de mur d’une lumière douce et jaune. J’ai posé le tableau dans les profondeurs de l’ombre sans me soucier de le couvrir pour le protéger, je savais bien que l’humidité allait creuser plus encore les rides de ce visage mais cela m’importait peu. Je crois être resté quelques instants à contempler l’ombre dans laquelle j’enterrais ce tableau.

Un jour d’hiver, je marchais parmi la foule dans une rue populaire ; on sentait dans l’air ce que laisse l’humanité quand elle croise le temps et l’espace, cette odeur a le pouvoir de m’extraire de moi-même, je me ressens alors étranger. Je laissais mon regard libre d’accrocher les visages des passants ; je ne cherchais rien de particulier ce jour là, mais mon esprit était occupé par l’image du portrait, lui avais-je vraiment rendu justice en le livrant à l’ombre et l’humidité de la cave, je n’en étais pas sûr, j’étais pourtant certain de ne plus pouvoir le conserver dans ma chambre. Conduit par une sorte de présage je levais les yeux vers le ciel et à ma grande surprise j’aperçus une grande croix rouge de gaz qui semblait dormir dans le ciel bleu. Elle était trait pour trait similaire au bec de lièvre du personnage du portrait, c’était comme si elle venait de fuir la tombe d’ombres dans laquelle je l’avais enterrée. Cette vision soudaine m’a suffoqué et toute pensée s’est effacée de mon esprit. J’avais pourtant gardé assez de conscience pour m’arrêter brusquement et attirer l’attention des passants, en vain d’ailleurs personne ne s’est intéressé à ce que je regardais si fixement dans le ciel. Une femme avec une poussette s’arrêta un instant mais uniquement pour me regarder, son enfant a crié, la foule l’a aussitôt absorbée. Peu à peu je revenais à moi-même, mais cette croix flottante avait aussi le pouvoir d’étouffer ma voix dans ma gorge. Elle m’avait à ce point effrayé que je ne pouvais plus rien regarder. Rentré chez moi je voulais m’enfoncer dans les couvertures de mon lit et fermer les yeux comme on ferme un coffret. A cet instant je me fis cette réflexion que pour ne plus rien voir, il me fallait immerger mon regard dans les ombres qui couvraient le tableau, comme on le ferait d’une pierre jetée dans l’océan. Je ne voulais pourtant pas descendre dans la cave, je suis resté dans mon lit et je me suis endormi.

Assis au bord d’un quai les mots me semblaient mouiller mon front et tomber comme des gouttes sur mes mains. Je cherchais dans la marée des mots en plusieurs langues les plus incongrus, ceux qui me permettraient de décrire la forme de cette croix sur la surface du ciel, car soudainement j’ai compris que cette croix ne symbolisait pas la destruction. Des myriades de mots tombaient en pluie et coulaient sur mes mains, l’image devenait celle d’un fleuve d’encre noire sauvagement déchaîné, le brouhaha du courant était indescriptible ! Je savais qu’à cet endroit je pouvais découvrir la nature de cette croix, la raison de sa couleur et l’idée cachée dans sa forme fine et pointue. Je voulais fermer les yeux encore une fois, mais ils se sont fermés d’eux même, le bruit tonitruant du fleuve a cessé. Cinq fourmis sont passées en face de moi, comme si chacune était une seconde ; une fois ces petits insectes passés j’ai ré-ouverts les yeux. Je ne voyais plus les mots couler entre mes mains, je les entendais vibrer dans l’air. Les gens dans les rues laissaient partir les mots de leur bouches comme du pollen. Le pollen s’entassait dans les plis de l’air et sur l’asphalte, les pétales de fleurs se laissaient porter insouciantes par le son des dialogues. La croix toujours flottante s’enfonçait plus encore dans l’azur. J’ai ouvert les yeux cette fois pour sortir de ce rêve, j’ai alors compris ce que le peintre voulait faire de ce portrait en dessinant ce bec de lièvre en forme de croix sur le visage de cet homme qui ressemblait tant à Buster Keaton.

Léon Gomez

2012

Président…

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