Nous consacrons les numéros 7 et 8 du « Pavillon Turquoise » à la poésie. Cinq poètes sont convoqués pour cette édition. Chacun a donné sa musique de mots, vous la trouverez à lire, nous avons attribué un tableau à chacun : une image collée sur un nom. Il ne représente pas le poète, ne cherchez pas d’allusions, il n’y en a pas, c’est un jeu de correspondances.
Nous avons aussi demandé aux cinq poètes de désigner un poème d’un « autre aimé » : poète vivant ou mort ; à partir de ces poèmes « confiés » à notre attention, nous avons réalisé des vidéos qui sont une résonance donnée au poème, une image animée en forme d’écrin, autre chose que les illustrations des beaux livres précieux que nous aimons tant.
Sanda Voïca
Que dois-je aux poètes ?
Que dois-je aux poètes ? Que dois-je à moi-même ? Que les poètes me doivent-ils ? Les papillons électriques de Rimbaud Sont-ils à lui ou bien à moi ? Je les ai vus aussi. Je les ai lus – chez lui seulement. A qui la dorure ? A quoi bon la parure ? Et la supérette pour les mouettes – Elle est à qui ? Pour quoi y faire ? L’inventer dans mon chemin fait de mots – Lisez : de signes, ou de dépêches-notes… Moments de lucidité tantôt figée, Cristallisée, tantôt baroque, Bifurquant à chaque instant… Tantôt pierres, tantôt cailloux. Que dois-je aux arbres, à leurs troncs ? Que dois-je à l’encre ? Inventer ma plume ? Que dois-je à ma plume ? Inventer mes mots ? Que dois-je à mes mots ? Inventer ma tête ? Que dois-je à ma tête ? Inventer le reste du corps ? Que dois-je au corps ? Inventer le poète – l’ancrer. Et l’encrer – fixer à l’encre… A la plume. Aux mots. A la tête et au corps. Poète fixé par le poète… La poésie par son écriture… Tautologiquement vôtre… Sanda VoïcaInterlude I
Lieu près de la forêt
Christophe Béguin
BOULGAKOVIADE
(Après une lecture de Cœur de chien)
Mouvements brusques, sprints, électricité, coups de fouets !
Compression du néant jusqu’à son plus petit point noir de nervosité.
Pour me calmer : je prends une douche en plein après-midi, je vis nu toute la journée.
Houle et boule de frénésie merveilleuse, intelligence partout.
Dans la moindre parcelle de lumière.
Dans le moindre mouton de poussière sur le parquet.
Dans le ruissellement de l’eau sur le carrelage de ma douche.
Dans le grincement-crissement-craquement jouissif des dents, des os et du cœur.
– Tension suave et extensive de la lucidité en souveraineté.
Explosion-exploration charnelle de tout dans tout pour tout.
Corps et cerveau bouillants, air opératique si vif dans ma chair, oui –.
Un chien aboie dehors, un homme parle dans l’escalier, une pluie orageuse frappe le velux.
Je vous conte là une histoire qui ne sera sans doute jamais dans aucun livre.
Parce qu’elle est potentiellement surdimensionnée, énorme, pluridisciplinaire, incontrôlable.
Poétiquement et politiquement incontrôlable, car sublime en fait.
(Comme si j’arrivais à faire entrer un ferry-boat dans mon évier blanc.
Comme si Jacques Ferry était publié, demain, soudain, dans la Pléiade.)
Quand je pense que Boulgakov, disait (où, j’ai oublié) : n’écrivez plus.
Ce qu’il voulait dire sans doute, c’est qu’on s’arrange toujours pour créer son propre paradis.
Je le dis moi aussi dans l’heureuse improvisation sans chaîne.
Suis ligne-dorsale, parole-lombaire, mot-genou, sonorité-rire, mais je n’écris pas, non.
Car au fond, où est mon corps quand il est vivant ?
Dans le déchirement somptueux, spiralé de hasard, de la présence, pas ailleurs.
Vous comprenez maintenant les mouvements de ma transformation boulgakovienne.
Phrases comme des membres avec du sang pulsé, toutes fenêtres ouvertes.
Etoiles projetées dans la pensée depuis la pensée.
Refus sacré du médiocre, acceptation de l’extravagance, au propre comme au figuré.
Dialectique dépassée du jour et de la nuit, de l’infernal et du paradisiaque.
Du corps et de l’esprit.
Moi, fou élégant de l’instant saisi, je bois du Chardonnay au lit.
Puis, c’est l’ivresse totale, et les engourdissements de la chair, et le sommeil, et le rêve.
Bataille nocturne où mon corps entier devient croupe, lance, orange, ville, chien, escalier.
Fugue sans tombes, sans ombres, Boulgakov, Boulgakov !
Christophe Béguin – Falaise,le 4/1/14 révisé le 5/3/14
Interlude II
Sonnet 44, Theantropogamie
Samuel Dudoit
C’est ainsi
On court on parle la nuit vient et s’en va toujours aussi tranquille que les arbres et le ciel on ne sait pas de qui on peut bien tenir la main et chaque fois le réveil se fait dans une barque pleine d’eau c’est ainsi Samuel DudoitInterlude III
Paysage VIII
Lucas Hees
Extrait de la détresse du Quixote
J’ai achevé mon combat contre le soleil Et mon corps, ce vieil animal, Ne connaît plus rien, Ni l’ombre ni l’étreinte du vent. De puissantes saisons ont engendré et tué, Ont elles-mêmes été le Génie De leurs propres fins. Holà, l’être même de la tempête De soleil et d’esclaves, d’engendrement et de mort, Le vieil animal, Les sens et l’émotion, le son même Et la vue, et tout ce qui faisait la tempête Ne connaît plus rien, Ni l’ombre ni l’étreinte du vent. Lucas HeesInterlude IV
Vents Contraires
Bruno Mathon
La femme lune.
La lune avec son air, Lointaine cantatrice, Ou peut-être seule Et dernière trace figée D’une ivresse des globes Elle a l’air de chanter La muette Une vieille valse impair et noire Belle danse du soleil Dans le soir infini. Femme lune tu cours en moi Oiseau, feuille libre tu veux le soleil d’or De l’automne Pour ta lumière rose Femme lune Tu romps le cercle. Bruno MathonInterlude V
Chaque individu est une barque
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