PT n°9 – Analyse

La mort de Van Gogh – peinture Bruno Mathon

Nous avons choisi  pour ce numéro 9 d’insister sur l’analyse et la pensée. Vous trouverez dans ce numéro une lecture par Bruno Mathon de son texte sur « le petit pan de mur jaune » découvert dans la vue de Delft de Vermeer, par l’écrivain Bergotte, personnage de cette grande symphonie romanesque qu’est « la recherche du temps perdu » de Marcel Proust.

Emmanuel Rey décrit dans un texte, sa réception du roman de Bruno Mathon « Et puis et puis encore ». Elle précède une interview filmée de l’auteur.

Enfin nous réalisons de petites séquences de réflexion sur des sujets divers. À ces objets filmés nous avons donné le nom générique de « cristal », le premier publié dans ce numéro intitulé « les animaux machines et l’absolu » parle de Descartes et de la relativité des « théories ».

Enfin un « Lexikone »: une image et un texte d’Emmanuel Rey clôture ce numéro 9.

« Le petit pan de mur jaune »

 

 

photo: B. Mathon

 « Et puis, et puis encore… »

La lecture du roman de Bruno Mathon a suscité en moi une réflexion que je souhaite exposer en préalable à l’entretien filmé qui suit. L’image constitue à mon avis un des thèmes principaux de cet ouvrage. Il se développe selon trois motifs : la nature, la passion et le labeur du peintre. S’interpénétrant à chaque instant au fil du récit, ils vont lui donner sa structure et faire peu à peu naître dans l’esprit du lecteur une certaine idée de l’image, non pas l’image-spectacle à laquelle notre monde moderne nous a habitué, mais l’image-réalité capable de susciter le sentiment de réalité, apanage ultime de tout artiste ayant atteint les cimes de son art.

Premier motif : la nature. Depuis fort longtemps aujourd’hui que je connais Bruno j’ai toujours été interpellé par sa façon de voir, d’évoquer ou de parler de la nature. Très différente de la mienne, j’en ai toujours pourtant perçu la vérité singulière. Mais là, je vais être obligé de digresser pour bien me faire comprendre.

En effet, l’essence de la vision problématique que nous avons aujourd’hui de la nature est, à mon avis, d’abord politique, et secondairement d’ordre scientifique et objectif (sans évidemment que je cherche à nier les questions alarmantes qui menacent à terme la survie de l’espèce). Et on ne résoudra rien tant qu’on n’aura pas compris que ces problèmes rabâchés depuis des décennies ne sont avant tout qu’un leurre pour ne pas parler du vrai sujet qui fâche : la lutte des classes. La rupture qui s’est établie progressivement depuis la Renaissance dans le mode de représentation de tout ce qui concerne la nature (autrement dit les fondamentaux de la vie) entre l’« élite » et le « peuple », est devenue à ce point critique aujourd’hui que nous sommes devenus aveugles à sa dimension avant tout politique. Et le point de fracture s’est établi désormais comme gouffre infranchissable au cœur même de la classe moyenne entre la classe moyenne supérieure et la classe moyenne inférieure encore reliée à l’ancien monde paysan aujourd’hui disparu (mais pas sa mémoire encore bien vivace).

Plus jeune, j’avais été frappé en découvrant les peintres européens dans nos divers musées, de percevoir comment, au fil des siècles depuis la fin du Moyen-Âge jusqu’aux Temps Modernes, le sentiment de la nature avait peu à peu évolué. D’un point de vue bien enraciné dans cette culture paysanne que je connais bien, on est passé progressivement à partir de la Renaissance à cette conception d’une nature-spectacle qui atteint son apogée au siècle des Lumières et qui signe la rupture psychique opérée dans le mode de représentation de la nature au cœur de la culture savante occidentale en même temps que le transfert du pouvoir d’une aristocratie terrienne reliée à la paysannerie dans son mode de représentation de la nature à une bourgeoisie citadine de plus en plus coupée de ces racines terriennes.

La conséquence pratique depuis lors est que nous avons d’un côté du fossé une partie du peuple encore héritière de l’ancienne représentation d’une nature fondatrice du sentiment de réalité (et qui continue de la voir ainsi même si la culture-spectacle façonne son imaginaire pour l’en détacher irrémédiablement), mais pour qui la culture savante est devenu pur spectacle. De l’autre côté du fossé nous avons une élite bourgeoise, héritière de cette culture savante grâce à laquelle elle fonde son propre sentiment de la réalité et pour qui la nature n’existe plus que comme spectacle, décors ou simple divertissement.

Et là, le peintre (l’artiste) se trouve en plein milieu. Être de représentation, il a accès au secret de l’image, à la vérité du spectacle et donc au leurre que constitue une culture-spectacle ou une nature-spectacle. Il s’agit d’une imposture de nature idéologique, donc politique et nullement philosophique qui aurait à voir avec une quelconque modification du rapport de l’être humain moderne avec les fondamentaux de la vie, et ceci pour masquer la vérité de la lutte féroce qui s’exerce entre le peuple et son élite dirigeante. Cette lutte s’incarne par une volonté absolue de cette élite de faire disparaître toute trace de cette nature à laquelle elle n’a plus accès, quitte à détruire la planète. C’est évidemment absurde mais aussi sans doute prometteur d’une nouvelle représentation de la nature que cette tension insupportable fera naître inéluctablement, et donc d’une nouvelle civilisation à venir.

Et c’est là que l’œuvre de Bruno Mathon prend toute sa place. Parce que je n’ai rien oublié de ma culture d’origine et que je mesure combien sa propre vision de la nature (nullement chimérique ou spectaculaire car fondée sur la vérité de l’image – et il s’agit clairement pour moi d’une autre « accroche » avec le réel que celle qui me structure) a su enrichir ma propre vision sans s’y opposer jamais. Dans son roman, la nature omniprésente tout au long du récit, joue donc, à la lumière de ce que je viens d’exposer, un rôle essentiel.

Ensuite, second motif : la passion (passion amoureuse, passion de l’image mentale, de l’image peinte sur la toile, passion-souffrance de l’être sensible, solitude, hantise de la folie…). Dans un monde qui a rompu les amarres avec un certain ordre ancestral de la réalité, qui voit la nature comme un spectacle et qui ne peut fonder et structurer son sens du réel que sur une culture savante encore enracinée, seule la passion peut faire échapper à l’ennui, au néant et à la mélancolie. Dans un monde sans soleil seul le feu intérieur projeté sur la réalité est capable de la rendre vivante et supportable. Ce sacrifice à la passion est une nécessité absolue et héroïque, une caution vivante pour transmuter ce qui ne serait autrement que simple image mentale, artifice chimérique, en représentation véritable de la réalité. Ce sacrifice consenti donne toute son humanité au roman. Mais bien-sûr, la passion n’est pas son sujet, elle participe néanmoins d’une façon essentielle à la construction de l’image.

Enfin, dernier motif, le labeur du peintre, ses facultés d’observation décuplées, la peinture, la toile, la résistance de la matière, la lumière et la couleur, l’autonomie du tableau dans sa propre genèse, la fusion permanente entre l’image intérieure et la poésie du moment sans que jamais il n’y ait la moindre confusion, il y a là matière à donner corps, à offrir toute la densité nécessaire à une réalité bien incarnée, celle de l’image-réalité qui génère le sentiment de réalité, sans confusion possible avec l’image-spectacle, leurre absolu de cette époque transitoire. Pour éviter toute confusion possible et ne pas nous égarer dans les chimères de l’image-spectacle, l’image mentale est désignée par son nom propre, le rêve éveillé également et même l’hallucination porte sa distinction particulière.

          Ces trois motifs s’articulant dans un jeu dynamique tout au long du récit font surgir peu à peu dans l’esprit du lecteur une image capable de susciter un nouveau sentiment de réalité et donc, de faire surgir la vision d’un autre avenir possible. C’est en ce sens qu’il m’a paru important d’attirer l’attention sur cette question telle qu’elle m’est apparue dans le roman de Bruno Mathon.

                                                                          Emmanuel Rey

 

Cristal n°1

« Les animaux machines et l’absolu »

Emmanuel Rey

Lexikone n°2

Qu’est ce que le Lexikone ?  Une forme réunissant une image et un texte, comme une petite œuvre. 

photo: E.Rey

Finalement ce qui effraie le plus dans la solitude c’est qu’elle oblige à côtoyer les morts, nos morts, ceux qui tissent le lien de notre vie avec l’au-delà, dans leur présence qui est une présence terrible car la nudité effrayante qu’elle revêt, spectrale, d’une indécence à pâlir, nous met face à notre propre nudité, sans une once de concession, plus nu que le ver, avec devant soi toute cette affreuse misère qu’on s’efforce de cacher aux autres mais d’abord à soi-même. Je croise parfois des gens seuls, non pas de cette solitude subie qui sait se vêtir d’occupations grégaires, mais de cette solitude-là, assumée, celle qui a su choisir son interlocuteur, l’inviter au face à face avec le miroir. Ces gens-là ont tous la dignité timide et profonde de celui ou celle qui a pris la véritable mesure des choses et, malgré un doute incessant, accepté l’épreuve, comprenant au plus intime de son être que rien d’important ne s’est jamais réalisé qui n’ait eu au préalable à traverser l’expression singulière d’un solitaire, acceptant le défi et surmontant cette terreur qu’inspirent les morts, la vision décharnée et apocalyptique qu’ils nous offrent pour accéder à la compréhension de la vie dans sa beauté créatrice.

 

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